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mercredi 31 juillet 2013

The Interpreter de Suki Kim




You must never forget your language; once you do, you no longer have a home.


Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de ce roman, le premier d’une jeune Américaine d’origine coréenne, la profession d’interprète n’est pas au coeur de l’intrigue. Ce n’est qu’un moyen, presque une coïncidence, permettant à la protagoniste, une jeune interprète judiciaire, de démêler l’écheveau entourant le meurtre de ses deux parents, tous deux abattus d’une seule balle en plein coeur.

Le roman décrit la vie des immigrés coréens aux Etats-Unis - plus particulièrement à New York - qui travaillent douze heures par jour et sept jours sur sept, dans des échoppes de fruits et légumes. C’est certainement l’expérience personnelle de l’auteur qui lui permet de décrire ce que ressent la génération 1,5, c’est-à-dire ces enfants d’immigrés, la deuxième génération, ceux qui ne sont plus vraiment Coréens, mais pas Américains non plus; ces enfants qui doivent servir d’interprètes à leur parents, que ce soit devant les services d’immigration, le fisc ou encore le médecin ou les pompes funèbres.

C’est ainsi que Suzy Park, l’héroïne du roman, finit par devenir interprète coréen-anglais pour les autorités américaines, comme l’était sa grande sœur Grace avant elle. Who’s side are you on? est une question qui revient comme une rengaine tout au long de l’intrigue. En effet, les Coréens convoqués devant la justice finissent souvent par être expulsés du pays ou condamnés pour avoir employé de la main-d’œuvre clandestine et Suzy Park est tiraillée entre sa conscience professionnelle et la nécessité de garder son job d’une part et le désir d’aider ses compatriotes soumis à l’interrogatoire d’autre part. 

Suki Kim
Au hasard de ses affectations professionnelles, elle sera confrontée à un témoin qu’on interroge pour une affaire de dumping salarial et de travail au noir. Il a connu ses parents, assassinés cinq ans plus tôt, sans que le crime n’ait jamais été résolu. Elle ne résistera pas à la tentation de remplacer les questions idiotes du District Attorney (Quel genre de contrat ont vos travailleurs? Suivent-ils une formation?) par des questions qui lui paraissent plus pertinentes, comme par exemple: Que s’est-il passé, il y a cinq ans, lorsque les époux Park ont été abattus? Avez-vous une idée de qui pouvait leur vouloir du mal? Elle doit alors garder son sang-froid lorsque le témoin lui répond que les Park n’étaient pas exactement populaires au sein de la communauté coréenne et qu’il n’y avait pas grand monde pour pleurer leur mort. Elle doit aussi veiller à ne pas perdre le fil de l’interrogatoire et servir des réponses bidon mais néanmoins cohérentes au sujet de la santé et sécurité au travail dans les épiceries coréennes.

On retrouve le même genre d’astuce, de tromperie même, dans The Greek Interpreter d’Arthur Conan Doyle. Un homme maîtrisant le grec est kidnappé par des bandits afin de servir d’interprète lors de l’interrogatoire d’un vieillard qu’ils détiennent. Il détourne le jeu des questions-réponses afin de venir en aide à la victime, afin de la sauver ainsi que sa fille. Le héros de Corazón tan blanco de Javier Marias, quant à lui, se vante de déformer un dialogue entre deux chefs d’Etat, ce qu’aucun interprète sain d’esprit ne rêverait de faire, à moins de souhaiter mettre rapidement un terme à sa carrière. N’oublions pas non plus que lors de rencontres de haut niveau, chaque partie apporte ses propres interprètes et vient accompagné de toute une suite. Une telle supercherie est donc parfaitement impensable.


Suki Kim donne une image réaliste du travail de l’interprète, une profession qu’elle pratique certainement elle-même. Pas de glamour ni de limousines, pas de champagne dans des réceptions clinquantes. C’est une agence qui lui indique où aller, quel jour et à quelle heure, en lui laissant un message sur son répondeur. Suzy Park envoie ensuite un compte rendu de sa prestation et touche une rémunération qui ne semble pas être mirobolante. Les habits chics qu’elle porte lui ont été offerts par son amant, un homme d’affaires qui lui téléphone des aéroports du monde entier. 

Même si l’interprétation judiciaire n’est pas exactement comparable à l’interprétation de conférence, les grandes lignes restent les mêmes: 
«It cannot be due to her bilingual upbringing, since not all immigrant kids make excellent interpreters. What she possesses is an ability to be at two places at once. She can hear a word and separate its literal meaning from its connotation. This is necessary, since the verbatim translation often leads to confusion. Languages are not logical. Thus an interpreter must translate word for word and yet somehow manipulate the breadth of language to bridge the gap. While one part of her brain does automatic conversion, the other part examines the linguistic void that results from such transference. It is an art that requires a precise and yet creative mind. Only the true solver knows that two plus two can suggest a lot of things before ending up at four» (chapitre 8).

L’auteur décrit aussi la neutralité et l’impartialité dont doit faire preuve l’interprète, même si elle se trouve entre le marteau de l’autorité américaine et l’enclume du compatriote interrogé. «The interpreter is the shadow. The key is to be invisible. ... One of the job requirements was no involvment: shut up and get the work done.» (chapitre 2). Toutefois, lorsqu’elle commence à toucher à la vérité et à comprendre ce qui s’est tramé derrière la mort de ses parents, elle sent qu’elle doit renoncer à son rôle d’intermédiaire linguistique: An interpreter cannot pick sides (chapitre 23). Elle efface tous les messages de l’agence et dort pendant des heures et des jours: The dream of the interpreter who no longer remembers her language. Suzy Park a non seulement perdu ses parents cinq ans plus tôt, mais elle ne reverra plus jamais sa sœur Grace, qui parcourt le roman tel un fantôme, un souvenir, Grace qui a été l’interprète de leurs parents quand Suzy était trop petite pour comprendre. Enfin, Suzy doit renoncer à sa profession, car sa conscience ne lui permet plus de continuer sur cette voie.


C’est l’histoire d’un double meurtre, mais c’est surtout l’histoire de deux cultures diamétralement opposées et de la difficulté de se trouver à cheval et en porte-à-faux entre les deux. La célébration de Thanksgiving semble être l’étalon absolu de l’américanité, quelque chose qui restera à jamais étranger et inaccessible à la génération 1,5 à laquelle appartient l’héroïne. La très belle plume de Suki Kim démontre toutefois qu’on peut très bien trouver sa place dans The Land of the Free, tout en gardant la fierté de ses racines. Un roman qui se lit avec plaisir et qu’on pourrait très bien adapter au cinéma. A bon entendeur...!
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The Interpreter de Suki Kim, paru en 2003 aux éditions Picador, New York, ISBN 0-312-42224-5
Paru en français aux éditions Calmann-Lévy en 2004, sous le titre L’interprète, traduction de Maire Boudewyn, ISBN 978-2702134955 

Voir aussi:
Arthur Conan Doyle,1893, The Greek Interpreter 

Javier Marias,1992, Corazón tan blanco

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